
Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville. En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.
Elif Shafak est l’une des romancières préférées de ma belle-sœur, mais j’avoue être un peu passée à côté de La Bâtarde d’Istanbul, qu’elle m’avait offert il y a quelques années. Par contre, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange a immédiatement retenu mon attention, d’abord pour sa sublime couverture mais aussi pour l’originalité de son sujet. Ne serait-ce pas fascinant si notre conscience survivait temporairement à notre corps ?
Elif Shafak s’empare de ce postulat avec brio pour nous emmener dans un voyage temporel et sensoriel. Chaque minute qui s’égrène rapproche un peu plus Tequila Leila de la mort véritable mais la rend de plus en plus vivante pour nous lecteurs puisque nous déroulons le fil de sa vie, depuis son enfance jusqu’à son assassinat. A chaque début de chapitre, c’est un goût ou une odeur qui renvoie Leila dans le passé, comme lorsqu’elle se souvient de la cire (faite de citron, de sucre et d’eau) que les femmes de la maison utilisaient pour s’épiler et qu’elle léchait avec gourmandise quand elle avait six ans. Leila a traversé bien des épreuves et, jusqu’au bout, le destin n’a pas été tendre avec elle. Pourtant, c’est un personnage lumineux, généreux et extrêmement positif, jamais elle ne s’apitoie sur son sort, elle préfère profiter au maximum des bons moments en compagnie de ses cinq meilleur.e.s ami.e.s. Bien sûr, à travers son héroïne, c’est un portrait sans concession de la Turquie moderne que nous livre l’écrivaine, mais son talent est tel qu’on ne saurait dire si c’est le récit qui est au service du message politique, ou l’inverse.
Après, la deuxième partie, où l’on suit les aventures des cinq ami.e.s de Leila qui souhaitent lui offrir une sépulture digne de ce nom plutôt qu’une tombe anonyme dans le cimetière des abandonnés, m’a un peu moins passionnée. J’en garde malgré tout des images et des couleurs, l’impression de m’être baladée dans Istanbul alors que je n’y ai jamais mis les pieds, et aussi une tendresse amusée pour cette galerie de personnages tous plus touchants les uns que les autres. Elif Shafak écrit de manière envoûtante, c’est indéniable, et je remercie ma belle-sœur de m’avoir offert 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange car c’est vraiment un très beau roman. (Il ne me reste plus qu’à reprendre La Bâtarde d’Istanbul !)
J’ai lu ce livre dans le cadre du Blossom Spring Challenge au printemps dernier. Cette lecture m’a permis de valider la catégorie « Rendez-vous en terre inconnue » (dans un autre pays / essai sur la découverte de nouvelles cultures / auteur étranger) dans le menu « Escapade printanière ».
J’ai bien envie de tenter… je garde ce titre sous le coude pour plus tard 🙂
J’aimeAimé par 1 personne